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Le désaxé.

novembre 20, 2009 3 commentaires

Je suis penché sur le décolleté d’Annie. 

― Tu me donnes envie de préférer les femmes.
― Relève les yeux ou je t’envoie une facture.
Je ne m’inquiète pas : elle sait que je n’ai plus d’adresse officielle.  Mais de toute façon je me lasse vite du spectacle et je m’assieds sur le même fauteuil.  Les ressorts gémissent pendant qu’elle me tend un joint.  Je pompe dans l’indifférence.  Ce geste interdit par les décrets du gouvernement est devenu aussi commun que machinal : l’excitation du début a fini par disparaître.  Comme celle de me coucher contre un homme, de caresser sa poitrine, de l’embrasser, de sentir ses convulsions quand il se libère en moi.  Cette transgression je l’avais commise tout d’abord par désespoir, puis par défi, puis parce que je ne pouvais plus m’en empêcher.  Avec le temps elle a fini par devenir quotidienne, aussi vitale que les cafés que j’enfile le matin : deux en me levant, deux en attendant le dîner. 

Annie se presse contre moi : elle a froid.  On pense souvent que les putes sont froides et distantes : hostie que c’est faux.  Il faut dire que je ne connais qu’Annie dans son genre.  En tout cas elle n’a pas le cynisme qu’on prête aux putes ; elle n’est pas désillusionnée ; elle n’est pas trop ambitieuse ; elle n’est pas à l’argent.  Du moins, pas plus que les petites couventines ridicules de Laviolette, qui paraît-il revendent aux bums du resto pop et à un prix hideux les pilules qu’elles volent à la clinique de leur école.

J’ai baisé avec Annie, deux ou trois fois.  Elle ne m’a rien chargé, elle me voulait.  Et ce n’était pas comme on le dit.  Pas de gestes calculés, automatiques.  Pas de fausse jouissance ou d’étreinte superficielle.  Pas d’acrobaties.  Elle frissonnait sous mes caresses.  Au moment où je la pénétrais, elle retenait son souffle.  Ce n’était pas comme avec un homme, mais il y avait quand même dans ce contact comme quelque chose de sacré. 

Annie me donne un coup de pied amical.  Elle veut que je lui redonne son batte.  J’étais en train de l’oublier.  Je reprends une dernière poffe et je me relève pour ouvrir la fenêtre.  Mon agent de probation arrive dans une demie-heure.  Je ne fronderai pas le système jusqu’à laisser en sa présence flotter une odeur de pot.  Annie a compris : elle écrase et cache le cendrier sous le fauteuil. 

S’il savait que j’habitais chez une prostituée…

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La clarinette.

Les yeux entrouverts du pendu étaient rivés sur sa clarinette.  Pris de nostalgie, il se décrocha et caressa l’instrument posé sur la commode.  Il l’entoura de ses doigts et enfonça les clefs.  Il embrassa l’anche et ses lèvres tremblèrent : seul un râle parvint à les franchir.  Il desserra un peu le nœud de la corde.  « Comme ça, ce sera mieux. »

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La révolution tranquille n’aura pas lieu. (3)

septembre 16, 2009 3 commentaires

Elle remarque ma présence et décide d’interrompre sa narration.  Elle renvoie les enfants et se relève de sa chaise, son gros livre rouge toujours sous son bras. 
― Qu’est-ce qu’il veut, le petit séminariste ? qu’elle dit avec sa voix d’animatrice de garderie en me tirant les deux joues.
Je remarque qu’elle a mis une ligne de crayon sur ses paupières.  C’est contre la consigne pour les religieuses de se maquiller.  Il me semble.
― Le Père LeNoir m’a demandé de vous expliquer comment fonctionne le nouvel horaire électronique, dis-je en tentant sans conviction de me dégager.
― C’est bête, ça.  Pourquoi il ne vient pas lui-même ?
― C’est Philandre qui l’a installé.  Le Père Lenoir ne comprend rien à l’informatique, alors il a décidé de déléguer.
Dire qu’il n’y comprenait rien est un euphémisme.  Le Père LeNoir devient furieux quand il touche à un ordinateur. 
― Il veut que tu lui fasses une copie-papier de tous les horaires de rencontres pour qu’il n’ait pas à…
Un hurlement de femme coupe ma phrase en plein milieu.  Sœur Marie-Julie et moi, nous nous précipitons dans la salle de consultation.

 Matthieu tient un couteau à bout de bras.  La lame est rougie de sang.  Face au junkie bisexuel pleure une novice, dont la coiffe blanche est elle aussi tachée de sang.  Le Père LeNoir nous rejoint alors que Sœur Marie-Julie s’efforce de faire sortir la novice en tenant fermement un chiffon sur son oreille.  Matthieu fait jouer son arme blanche devant nous.  J’essaie de rester impassible.  Comme il voit qu’il peine à nous faire réagir, il décide de s’ouvrir la joue.  Il ne s’arrête dans sa lacération que sous son œil droit, que sa crise de folie a rendu plus globuleux. 

Un filet de sang bave de la blessure.  Je ne peux m’empêcher de m’exclamer.
― Mais tu es possédé par le démon !

Tout d’abord abasourdi par l’accusation, il finit par s’esclaffer en enfonçant doucement son couteau dans son œil.

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La révolution tranquille n’aura pas lieu (2)

septembre 10, 2009 6 commentaires

***

En-dehors des heures de prière, des séances de lecture de la Bible, des repas communs et des cours, il nous reste assez de temps pour nous consacrer à nos loisirs et surtout, à notre stage caritatif, commencé en deuxième année de théologie.  Nous avons été placés, avec quatre novices de la Congrégation Notre-Dame, dans une petite école convertie en maison de réinsertion, au cœur du Plateau Mont-Royal, le quartier le plus pauvre de la ville.  

Dans cette maison, nous fournissons une aide essentielle aux désaxés de toute sorte : nous faisons ce que les mécréants ou les communistes appelleraient du service social.  

J’ai rarement la chance de pouvoir travailler avec Philandre, mais les petites novices, très industrieuses, font l’affaire.  Les employés permanents, un vieux prêtre à la soutane effilochée (qui est aussi aumônier du couvent voisin), un diacre et trois sœurs de Sainte-Anne, se montrent aussi plutôt coopératifs, même s’ils trouvent mes méthodes inhabituelles et rudes avec les jeunes que je traite.  Mais ils me laissent faire parce que je suis efficace.  Tiens, voilà justement Matthieu, l’ancien queer drogué, qui vient accompagné de son agent de probation, un grand type velu qui lui tient paternellement l’épaule.  C’est la Bonne Nouvelle qui lui a fait accepter sa masculinité.  Personne n’était en mesure de le contrôler dans ses crises alors qu’on le forçait à se conduire décemment.  C’est finalement moi qui en suis venu à bout.  Je l’ai reçu dans un local, où sans autre introduction, je lui ai lu à haute voix et pendant une heure des passages des Écritures.  Cela l’a tout de suite apaisé.  Je lui ai fait subir ce traitement choc pendant six semaines et voilà trois mois qu’il a eu son congé ; dès lors, il ne nous visite plus qu’une fois toutes les deux semaines.

Je souris à Matthieu en passant.  Il me fait un clin d’œil.  Qu’a-t-il donc derrière la tête ?

Je fais ça seulement avec les cas lourds, bien entendu, quand on me fait assez confiance pour pouvoir contribuer à leur conversion.  Les prostituées occasionnelles et les délinquants légers, ou bien ceux qui ont récemment développé un travers politique en écoutant de la musique subversive ou le discours d’un agitateur, je me contente de les mettre en groupe et de leur faire suivre des ateliers basés sur l’analyse collective de lectures recommandées par l’évêché.  Les traitements plus axés sur la psychologie profonde, c’est le Père LeNoir et Sœur Avila qui s’en chargent (ils sont psy de formation), assistés par les novices, que j’ai par ailleurs déjà surprises à broyer des os de saints dans le thé de certains résidents afin de hâter leur conversion.  Je ne les ai pas dénoncées à leur supérieure mais je leur ai signalé sèchement que le Royaume de Dieu était immatériel, et que c’était des prières qui allaient selon moi sauver les désaxés, pas des fragments de corps putrescibles, si divins dans leur nature aient-ils été. 

Une sœur de Sainte-Anne, sous son voile noir et un gros livre rouge posé sur ses genoux, raconte une histoire à des jeunes enfants assis par terre devant elle.  Je reconnais sa silhouette, sa gestuelle emphatique et sa voix : de côté, on ne voit pas son visage, caché par sa coiffe ronde.  Sœur Marie-Julie.  Elle est entrée en vocation assez jeune : maintenant, elle est à peine plus âgée que moi.  Sa robe noire n’arrive pas à cacher le découpage fier de ses seins : ils sont au contraire presque mis en valeur.  Je ne suis pas le seul à être de cet avis : un gamin suit aussi les rebondissements de sa poitrine, fasciné, peu intéressé par l’histoire que la jeune nonne raconte.  Le petit crisse.  Je le fusille du regard.  Il a compris et il regarde ailleurs.  Je reviens aux seins de Sœur Marie-Julie.  Quand elle prend la voix grave de l’ogre, ils tressaillent.
― Eh oui, c’est moi Chartrand, l’ogre athée.  Qui es-tu pour oser troubler ma méditation ?  Ne sais-tu pas que mon mets favori c’est la tourtière aux enfants ?

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Le Canon.

J’ai eu un flash ce matin.  Et si j’étais né en 1920, j’aurais fait quoi dans la vie?  La réponse, je la connais, et elle me fait peur: je serais devenu prêtre catholique.  Assurément.  Je ne sais pas pourquoi, mais j’en ai la certitude.  J’ai une personnalité de prêtre (heureusement pervertie depuis quelques années), je lis beaucoup d’auteurs anciens et j’ai une attirance morbide pour la soutane, cette jaquette par ailleurs très confortable que j’ai portée à de très nombreuses reprises au théâtre (j’ai un casting de prêtre).  Assez particulier pour un anarchiste, non? 

Mais au risque de choquer mes camarades (j’entends déjà Anne Archet, David GendronSteffen et Bakouchaïev vomir), il y a des ressemblances.  Cette fascination pour les martyrs.  Cette manière de retenir ses pulsions… pour se libérer.  Cette austérité matérielle.  Cette croyance en l’aliénation profonde du genre humain.  Les pères fondateurs.  Ce mysticisme.  Le noir.  Le reste est différent, bien entendu.  Le reste est suffisant pour faire de l’anar le contraire du prêtre.  Mais quand même, je rêve d’une discussion entre un prêtre et un-e anar.  Je les imagine, ami-e-s, chacun essayant d’assurer la rédemption de l’autre.  Trop drôle.  Il faudrait que quelqu’un écrive un roman là-dessus.

***

Les détails de ce début de nouvelle sont dévoilés dans les quatre premières lignes, je n’introduirai donc pas davantage.  Voici Paul-Émile.

***

Je suis penché sur les rayons de disques.
― Ariane Moffat n’est plus dans le top dix des meilleures ventes ?
― Mise à l’index.
Je remonte les yeux vers la soutane de mon ami Philandre et rencontre ses yeux.
― Pourquoi donc, déjà ?
Il lève les sourcils, surpris par mon ignorance.
― Tu pries donc toute la journée… Tu te souviens de la toune « Je reviens à Montréal » ?
― Euh…
― Je reviens à Montréaaaaal… La tête remplie de nuaaages…
C’est bon. Je lui fais signe d’arrêter. Il nous fait honte.
― C’était son amante qu’elle était contente d’aller rejoindre à Montréal. Ariane Moffat était une invertie. Ses chansons encourageaient la… sodomie.
Il a prononcé le mot plus bas, en détournant le regard et en détachant bien les syllabes. Je ne connais pas tous les détails techniques, mais la sodomie ne me semble pas intuitivement une pratique particulièrement lesbienne. Néanmoins, je réponds :
― Moins d’homosexuels il y aura dans la sphère publique, moins les gens seront tentés de le devenir, que je renchéris. Dans une société saine, il n’y a que des personnes saines.
Philandre acquiesce en souriant gravement et nous quittons le disquaire pour reprendre notre route vers le séminaire. Il ne dit rien pour éviter le débat. Mais je sais ce qu’il pense. Je traite les désaxés comme de simples malades qui ont subi de mauvaises influences. Pour ça il me trouve trop indulgent et idéaliste. Il est plus du genre à penser que le mal est une partie intégrante de nous et que les inclinations au mal ne peuvent se soigner, à long terme, que par l’exorcisme. S’il m’avait dit une telle sottise, je lui aurais répondu, comme d’habitude, que dans ce cas c’est la société au complet qu’il faudrait exorciser du mal qui l’habite.  Il aurait alors brandi Saint Augustin. J’aurais brandi la Doctrine Sociale de l’Église et le Rerum Novarum. Ne pouvant contredire l’un et l’autre des saints (Léon XIII a finalement été canonisé en 2002), on se serait tus.

Nos soutanes volent avec nos longs pas sur le trottoir et notre rosaire qui pend. Tout en noir, deux de large sur la voie, j’ai toujours trouvé que nous avions l’air trop cool. Les gens qui nous croisent sont impressionnés. Les policiers, même, mettent leur arrogance de côté et lèvent parfois leur képi. La soutane me va particulièrement bien ; avec mes lunettes noires, mes yeux noirs, mes cheveux noirs et ma taille élancée, j’ai à la fois l’air ténébreux et impénétrable. Quel prêtre impressionnant je ferai plus tard, si jamais je trouve un moyen d’éviter d’avoir à porter la barrette, cet affreux couvre-chef.

― L’orgueil, mes enfants, l’orgueil !
Je pense que le vieillard dit ça à chaque cours. Je tapote mon cahier avec l’efface de mon crayon de plomb en attendant d’apprendre quelque chose. Plus bas, je vois la tête blonde et ébouriffée de Philandre, fascinée par une bande dessinée qu’il lit à l’insu du maître sur son ordinateur portable. Je fixe sa nuque et ses épaules. Philandre est beau. Je l’imagine prêcher dans sa paroisse, dans quatre ou cinq ans : il charmera ses ouailles.

Je peine à revenir sur l’objet du discours du vieux chanoine. Sainte Geneviève. L’orgueil. Blablabla. J’ai les yeux rivés sur la nuque de Philandre.

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